En 1992, David Fincher réalise pour Michael Jackson un court-métrage qui ressemble à un film noir européen plus qu’à un clip pop. Jackson abandonne le tournage en cours de route — insatisfait de son image, mal à l’aise avec le scénario, ou confronté à un miroir qu’il ne supportait pas. Jamais diffusé sur MTV America, complété par un sosie, Who Is It demeure l’un des objets les plus étranges et les plus révélateurs de la filmographie jacksonienne. Anatomie d’une œuvre composite qui en dit peut-être davantage sur son auteur que toutes les mégaproductions qui l’ont précédée.
L’ère Dangerous : contexte industriel d’une émancipation

Un artiste qui rompt avec son mentor
Novembre 1991. Dangerous débarque dans les bacs avec une ambition démesurée : prouver que Michael Jackson peut exister sans Quincy Jones. Depuis Off the Wall en 1979, le producteur légendaire avait façonné le son de la star, orchestré la révolution Thriller, supervisé le triomphe de Bad. Mais Jackson, désormais trentenaire, veut autre chose. Il veut le contrôle total.
Le contrat Sony : 65 millions de dollars de liberté surveillée
Le contrat signé avec Sony en mars 1991 — 65 millions de dollars sur quinze ans — lui confère un pouvoir inédit dans l’industrie. Jackson n’est plus seulement un artiste : il est une marque, un conglomérat de divertissement à lui seul, avec sa propre société de production (MJJ Productions), son label (MJJ Music), ses projets de films. Le « King of Pop », titre qu’il s’est lui-même attribué avec l’assentiment d’Elizabeth Taylor, ne répond plus à personne — si ce n’est à lui même.
Teddy Riley, Bill Bottrell : les architectes de Dangerous
Pour cet album, Jackson s’entoure de Teddy Riley, architecte du new jack swing, et de Bill Bottrell, ingénieur méticuleux qui avait déjà travaillé sur Bad. Riley apporte une modernité urbaine, des beats nerveux, une énergie de club. Bottrell, lui, accompagne Jackson dans les recoins plus sombres de son inspiration. C’est avec lui que naît « Who Is It », dans les studios de Los Angeles, entre juin 1990 et octobre 1991, au cours de sessions marathon pouvant durer jusqu’à dix-huit heures.
Un single dans l’ombre des blockbusters
L’album sort le 26 novembre 1991, trois jours avant Thanksgiving. Il atteint la première place du Billboard en trois jours et devient l’album le plus vendu de l’année 1992 à l’échelle mondiale. Neuf singles seront extraits entre 1991 et 1993. « Who Is It » sort en cinquième position au Royaume-Uni (juillet 1992) et en sixième aux États-Unis (mars 1993).
Commercialement, c’est un succès honorable : top 10 dans plusieurs pays européens, numéro 14 au Billboard Hot 100, numéro 1 au Hot Dance Club Play. Mais le single ne bénéficie pas de la promotion massive réservée à « Black or White » ou « Remember the Time ». Et pour cause : son clip pose problème.
1992 : portrait d’un homme en mutation

Le prix du crossover
Où en est Michael Jackson en 1992 ? La question n’a rien de rhétorique. Elle conditionne la lecture de tout ce qu’il produit à cette époque.
Physiquement, la métamorphose est flagrante. Entre les photos de l’ère Bad (1987-1989) et celles de Dangerous, le visage a changé. La peau s’est éclaircie, le nez s’est affiné, les traits se sont sculptés différemment. Michael est toujours au sommet de ça gloire, mais pratiquement dans la pente descendante même si il ne le sait pas encore. L’apogée de Thriller s’éloigne. Les chirurgies se multiplient, la communication se raréfie, l’isolement s’accentue. Jackson est de plus en plus difficile à atteindre — pour la presse, peut-être pour lui-même. Mais pas pour le publique qui la pour la plupart se satisfait de son génie de certaines de ces lubies sans voir au delà un homme meurtrie.
C’est le paradoxe de l’idolâtrie : plus on aime, moins on regarde réellement — un aveuglement qu’on retrouve aujourd’hui chez certains fans de Britney Spears, convaincus de la soutenir en refusant de voir ce qui crève les yeux.
Ce que l’industrie exigeait

Pour comprendre Jackson, il faut remonter à ce que Berry Gordy avait compris dès les années 1960 en fondant Motown : pour qu’un artiste noir atteigne le public blanc américain, il fallait « combattre les stéréotypes négatifs ». Gordy insistait sur l’apparence « professionnelle et soignée » de ses artistes, leurs vêtements élégants, leur présentation impeccable. Le talent ne suffisait pas. Il fallait aussi rassurer.
Vingt ans plus tard, le problème n’avait pas disparu. Quand « Billie Jean » sort en janvier 1983, le single monte au sommet du Billboard — mais MTV refuse de le diffuser. La chaîne, lancée en 1981, était alors « 99% blanche », selon Rob Tannenbaum, co-auteur de I Want My MTV. Les dirigeants de la chaîne expliquaient que la musique noire « ne correspondait pas à leur format rock ». Il a fallu que Walter Yetnikoff, président de CBS Records, menace de retirer tous ses artistes et de dénoncer publiquement le racisme de MTV pour que le clip soit enfin diffusé — deux mois après que la chanson était déjà numéro un.
Les cicatrices de Gary, Indiana
Mais le système seul n’explique pas tout il y’a aussi les propos rapportés par l’artiste et toutes les biographies officielles. Joe Jackson, le patriarche, appelait son fils « Big Nose » — un surnom qu’il utilisait régulièrement. Selon plusieurs témoignages, il lui aurait dit un jour : « Tu es si noir et tu as un si gros nez, tu ne ressembles pas à mon enfant. » Michael aurait répondu « Heureusement », déclenchant une poursuite à travers la maison.
Ces remarques paternelles, combinées aux moqueries sur son acné adolescente, ont créé une blessure que des décennies de succès n’ont jamais refermée. Mais encore une fois au delà des déclarations et de l’histoire officielle Jackson souffrait probablement d’un trouble trouble dysmorphique corporel. Mais ce trouble ne s’est pas développé dans le vide : il s’est nourri d’un environnement qui confirmait, à chaque étape, que son apparence naturelle était un obstacle.
Un problème qui n’a pas disparu
Ce qui rend l’histoire de Jackson encore plus intéressante, c’est qu’elle n’est pas unique — et qu’elle n’est pas terminée.
En 2000, Lil’ Kim déclarait à Newsweek : « J’ai une faible estime de moi-même et ça a toujours été le cas. Les hommes me trompaient toujours avec des femmes qui avaient l’air européen. Comment pouvais-je rivaliser avec ça ? Être une fille noire ordinaire, ce n’était pas suffisant. » Depuis, son visage et sa peau se sont transformés au point d’être méconnaissables.
En 2019, Mathew Knowles — le père de Beyoncé — a publiquement déclaré que sa fille avait bénéficié du colorisme dans l’industrie musicale. Il avait enseigné un cours universitaire sur le sujet : les artistes à peau claire obtiennent systématiquement plus de succès crossover.
En 2023, Ice Spice, rappeuse de 23 ans, a dit dans une interview : « Si j’avais la peau foncée, je ne serais pas aussi grande que je suis. » Trente ans après Jackson, le constat reste le même.
Et Beyoncé elle-même a été régulièrement accusée d’apparaître plus claire sur certaines photos — publicités L’Oréal en 2008, campagne Tiffany en 2021, première du film Renaissance en 2023. Elle a chanté « Brown Skin Girl » pour célébrer les femmes à peau foncée, mais le débat sur sa propre apparence n’a jamais cessé.

Ni victime, ni coupable : acteur d’un système
Jackson n’était donc ni simplement une victime de son enfance, ni un homme qui « voulait être blanc ». Il était un artiste noir d’une ambition démesurée, opérant dans une industrie qui lui signifiait constamment que son apparence naturelle était un problème à résoudre. Le vitiligo — confirmé par son autopsie — était sans doute réel et encore. Aurait-t’on pu avouer à ses contemporains que Bambi c’était blanchi la peau durant des décénnies pour correspondre aux critères de l’industrie sans risquer de perdre des milliards ?
Quoi qu’il en soit Mais le choix d’uniformiser sa peau vers le clair plutôt que vers le foncé n’était pas neutre. Il s’inscrivait dans une logique de transcendance des catégories raciales que Jackson a consciemment cultivée : ni noir, ni blanc, ni homme au sens conventionnel, ni femme, sans partenaire visible, sans vie privée lisible.
Cette posture lui a permis de conquérir le monde. Elle lui a aussi coûté quelque chose d’impossible à quantifier.
Quand l’ambiguïté se retourne
La stratégie a fonctionné — spectaculairement — pendant une décennie. Puis elle s’est retournée contre lui. L’ambiguïté qui fascinait est devenue suspecte. L’homme qui transcendait les catégories est devenu « bizarre », « inquiétant », « Wacko Jacko ». Les mêmes traits qui avaient fait sa singularité sont devenus des preuves à charge dans le tribunal de l’opinion publique.
En 1992, au moment du tournage de « Who Is It », Jackson est à la charnière. Encore au sommet de sa gloire commerciale, mais déjà cerné par les rumeurs. Un an plus tard, les accusations tomberont et tout basculera définitivement. Le clip, sans le savoir, capture ce moment de bascule : un homme qui se regarde dans le miroir et qui, peut-être, ne se reconnaît plus.
« Wacko Jacko » : la machine à rumeurs
La presse tabloïd, qui l’a affublé du sobriquet « Wacko Jacko » dès le milieu des années 1980, s’en donne à cœur joie. Les rumeurs les plus délirantes circulent : caisson hyperbare pour rester jeune, tentative d’achat des ossements de Joseph Merrick (l’Elephant Man), chirurgies multiples pour ressembler à un idéal asexué.
Neverland : le royaume de l’isolement

Ce qui est certain, c’est l’isolement croissant. Depuis 1988, Jackson vit à Neverland, ce ranch de 1 100 hectares près de Santa Ynez, en Californie, qu’il a transformé en parc d’attractions personnel. Manèges, zoo, salle de cinéma, gare miniature : tout est conçu pour recréer l’enfance qu’il dit n’avoir jamais eue. Les visiteurs sont triés sur le volet. Les interviews se font rares — la rencontre avec Oprah sera sa première apparition télévisée en quatorze ans.
En octobre 1991, il organise le mariage d’Elizabeth Taylor avec Larry Fortensky dans sa propriété. Il paie tout, conduit la mariée à l’autel. Taylor est l’une des rares personnes en qui il semble avoir confiance.
Une vie sentimentale opaque
Au quotidien, Jackson vit entouré d’employés, de gardes du corps, de collaborateurs dévoués — et très peu de pairs. Sa vie sentimentale reste un mystère. On lui connaît quelques apparitions publiques avec des femmes célèbres — Brooke Shields aux Grammys 1984, Madonna aux Oscars 1991 — mais c’est de la communication tout est communication et rien de tout ça ne ressemble à une relation suivie. Les spéculations sur son orientation sexuelle alimentent les ragots. Lui-même cultive l’ambiguïté, refuse de se définir, de se laisser enfermer dans une case.
C’est dans ce contexte — celui d’un homme au sommet de sa puissance industrielle mais de plus en plus étrange aux yeux du monde — que « Who Is It » voit le jour.
Genèse du clip : un film noir signé David Fincher
Un réalisateur avant la gloire
Le choix de David Fincher pour réaliser le clip n’est pas anodin. En 1992, Fincher n’est pas encore le cinéaste de Seven (1995), Fight Club (1999) ou The Social Network (2010). C’est un réalisateur de clips et de publicités, formé chez Industrial Light & Magic, repéré pour son travail avec Madonna (« Express Yourself », « Vogue ») et son sens aigu de l’image léchée, froide, presque clinique.
Une esthétique de rupture
Fincher apporte à « Who Is It » une esthétique radicalement différente de ce qu’on attend d’un clip de Michael Jackson. Pas de chorégraphie de masse. Pas d’effets spéciaux spectaculaires. Pas de transformation en loup-garou ou en zombie. À la place : un récit linéaire, des cadrages serrés, une lumière crépusculaire, une narration qui emprunte davantage au thriller psychologique qu’au divertissement pop.
Jordan Cronenweth : l’œil de Blade Runner
La direction de la photographie est signée Jordan Cronenweth — légende vivante, auteur de l’image de Blade Runner (1982). Ce n’est pas un hasard. L’univers visuel de « Who Is It » puise dans cette même veine : néons tamisés, reflets mouillés, intérieurs luxueux mais glacés, nuit perpétuelle. On est loin du soleil californien.
Le pitch : une histoire de double vie
Le scénario est simple, presque banal : un homme découvre que la femme qu’il aime mène une double vie. Elle est escort girl de luxe, change d’identité au gré de ses clients, porte des noms différents gravés sur des cartes de visite argentées — Eve, Diana, Alex. Lui, reclus dans sa demeure, comprend peu à peu la nature de la trahison. Quand elle revient pour le retrouver, il est déjà parti. L’assistant lui fait glisser sous la porte une poignée de cartes de visite : la preuve de ce qu’elle est vraiment. Elle retourne à ses employeurs. Une femme la gifle. Le cycle recommence.
Le casting : Yasmin Le Bon et Lois Chiles

La femme est interprétée par Yasmin Le Bon, top model britannique, épouse du chanteur de Duran Duran. Sa beauté froide, presque inaccessible, colle parfaitement au rôle. Lois Chiles, actrice aperçue dans le James Bond Moonraker, incarne la maquerelle impassible qui supervise les transformations.
Jackson en retrait dans son propre clip
Jackson, lui, n’apparaît pas en performer. Il n’y a pas de danse, pas de performance vocale mise en scène. Il est un personnage parmi d’autres — un homme blessé, prostré, qui chante sa douleur depuis une chambre d’hôtel ou un salon vide. Un homme qui fuit en hélicoptère plutôt que d’affronter la réalité.
Ce retrait est troublant. Dans presque tous ses clips précédents, Jackson occupait le centre absolu du cadre, déployait sa virtuosité physique, imposait sa présence magnétique. Ici, il se laisse absorber par le décor, par la narration, par l’atmosphère. Il devient presque secondaire dans sa propre œuvre.
Un tournage que Jackson n’a pas terminé
Ce retrait n’est pas qu’esthétique — il est aussi littéral. Jackson a abandonné le tournage en cours de route. Shana Mangatal, qui travaillait étroitement avec le chanteur à l’époque, révèle dans son livre qu’il a quitté le plateau après avoir visionné les premières prises : il trouvait qu’il « ressemblait à un singe ».
David Fincher, de son côté, évoque un malaise de Jackson face au scénario impliquant une prostituée — explication que certains fans contestent, rappelant que le chanteur avait déjà abordé ce thème dans « Dirty Diana » et « Streetwalker ». D’autres témoignages mentionnent un inconfort lié à son éducation religieuse stricte chez les Témoins de Jéhovah, face aux scènes suggestives du clip.

Quelle que soit la raison exacte — probablement un mélange de toutes —, Jackson n’a pas achevé le tournage. Les scènes où l’on ne distingue pas clairement son visage (limousine, avion, marche vers l’hélicoptère) ont été complétées par E’Casanova, son sosie officiel, imitateur qu’il avait lui-même adoubé. Le clip tel qu’il existe est donc un patchwork, une œuvre composite née d’un abandon.
Lecture thématique : décryptage des symboles
« Who Is It » parle de trahison amoureuse. C’est le sens premier, explicite, du morceau comme du clip. Mais réduire l’œuvre à cette lecture littérale serait passer à côté de sa densité symbolique.
La femme aux mille visages : métaphore de la célébrité
Le personnage féminin n’est pas simplement une escort girl. C’est une créature de transformation perpétuelle. On la voit passer d’une identité à l’autre, changer de perruque, de maquillage, de posture. Chaque client reçoit une version différente d’elle-même. Elle n’existe que dans le regard des autres, que dans la transaction.
Cette figure peut se lire comme une métaphore de la célébrité elle-même — ou du moins de la célébrité telle que Jackson la vivait. Être une star, c’est aussi porter des masques, adapter son image aux attentes, vendre une version de soi-même à un public avide. Le parallèle n’est pas forcé : Jackson, tout au long de sa carrière, a réfléchi publiquement à cette aliénation. « They Don’t Care About Us », « Stranger in Moscow », « Is It Scary » creuseront le même sillon.
L’argent omniprésent : tout s’achète
Le clip est traversé par la présence de l’argent. Les cartes de visite argentées. Les limousines. Les hôtels de luxe. Les hommes en costume qui paient pour un fantasme. Tout s’achète, tout se monnaye — y compris l’amour, y compris l’accès au corps de l’autre.
Jackson, en 1992, est l’artiste le mieux payé de la planète. Son contrat Sony est pharaonique. Sa fortune personnelle se compte en centaines de millions. Mais cette richesse ne le protège de rien. Elle l’isole, attire les profiteurs, déforme les relations. Le clip semble poser une question sourde : peut-on encore aimer quelqu’un quand tout le monde veut quelque chose de vous ?
Deux solitudes qui ne se rencontrent jamais

Ce qui frappe, dans « Who Is It », c’est que les deux personnages principaux sont également seuls. Lui dans sa demeure vide, elle dans ses chambres d’hôtel interchangeables. Ils ne se croisent jamais vraiment. Leur relation n’existe que dans les souvenirs de lui, dans les regrets d’elle. Quand elle revient, il est déjà parti. Quand il comprend, il est trop tard.
Cette impossibilité de la rencontre, cette solitude fondamentale que même l’amour ne parvient pas à combler, résonne avec la condition jacksonienne. Qui pouvait réellement atteindre Michael Jackson en 1992 ? Qui pouvait traverser les couches de protection — les assistants, les avocats, les gardes du corps, les rumeurs, les projections fantasmatiques — pour toucher l’homme derrière le personnage ?
Le visage spectral : présence de la mort
Un détail étrange parsème le clip : des apparitions fugitives d’un visage fantomatique, presque subliminal, dans les reflets, les ombres, les transitions. Ce visage — qui ressemble à celui de Jackson lui-même, déformé, éthéré — n’est jamais explicité. Il surgit comme un rappel de la mort, de la dissociation, de la hantise.
Faut-il y voir une préfiguration des thèmes que Jackson explorera plus tard dans « Ghosts » (1997), ce long-métrage où il incarne à la fois un reclus accusé de sorcellerie et le maire qui veut l’expulser ? Ou simplement un effet de style fincherien, un clin d’œil au cinéma d’horreur atmosphérique ? Les deux lectures coexistent. Le clip autorise l’ambiguïté.
Ce que les médias n’ont pas dit
MTV n’est pas le seul responsable
L’histoire officielle veut que MTV ait censuré le clip, jugé « trop sombre » pour le public américain. C’est vrai — mais c’est incomplet. La réalité est que Jackson lui-même n’était pas satisfait du résultat. Un clip qu’il avait abandonné en cours de tournage, terminé par un sosie, monté sans son implication totale : difficile d’imaginer le perfectionniste obsessionnel de « Thriller » et « Bad » défendre ardemment une telle œuvre.
À la place de la version Fincher, MTV a diffusé un montage de substitution compilant des images d’archives — extraits de « Beat It », « Billie Jean », séquences de concerts, photos personnelles. Cette version, créditée sous le pseudonyme « Alan Smithee » (le nom utilisé à Hollywood quand un réalisateur refuse d’être associé à un projet), n’a aucun rapport avec la chanson. C’est un clip-Frankenstein, un patchwork promotionnel dénué de vision.
Une redécouverte tardive et confidentielle
La version Fincher ne sera découverte par le grand public américain que bien plus tard, via les compilations vidéo Dangerous: The Short Films (1993) et Michael Jackson’s Vision (2010). Cette double mise à l’écart — par MTV et par Jackson lui-même — explique pourquoi « Who Is It » reste le clip fantôme de sa filmographie, éclipsé par les blockbusters visuels que sont « Thriller », « Bad » ou « Smooth Criminal ».
E’Casanova : le fantôme dans la machine
Le recours à E’Casanova, officiellement crédité au générique sur IMDB, n’a jamais été médiatisé à l’époque. Ce sosie de Las Vegas, que Jackson qualifiera plus tard de « troublant, comme se regarder dans un miroir », apparaît dans les scènes où le visage n’est pas visible : l’homme dans la limousine, le passager endormi dans l’avion, la silhouette marchant vers l’hélicoptère.
Cette substitution confère au clip une étrangeté supplémentaire. Qui regarde-t-on vraiment ? Michael Jackson ou son double ? La frontière se brouille — et ce flou identitaire résonne étrangement avec les thèmes du clip lui-même : masques, doubles vies, identités multiples.
Les noms sur les cartes : Diana, Eve et les autres
Les alias de l’escort girl ne sont pas choisis au hasard. « Diana » évoque Diana Ross, figure maternelle fantasmée de Jackson depuis l’enfance, première femme qu’il ait aimée selon ses propres dires. « Eve » renvoie à la figure biblique de la tentatrice originelle, celle par qui le péché entre dans le monde.
Ces noms chargés suggèrent que la femme du clip n’est pas seulement une individue : c’est un archétype, une projection des angoisses masculines face au féminin. Jackson, élevé dans une famille où les frères aînés multipliaient les conquêtes et où le père entretenait des maîtresses, a toujours entretenu un rapport complexe à la sexualité féminine.
Place du clip dans l’œuvre de Michael Jackson
« Who Is It » n’est pas un clip de plus dans la filmographie de Jackson. C’est un point de bascule, une œuvre charnière qui annonce les thèmes de la décennie à venir.
L’adieu à l’innocence performative
Avec Thriller et Bad, Jackson avait construit une image de performer surhumain, capable de se transformer en monstre puis de redevenir l’ami de tous. Il y avait une légèreté dans ces métamorphoses, un plaisir ludique, presque enfantin.

« Who Is It » rompt avec cette tonalité. Il n’y a plus de jeu ici. Que de la douleur, de la méfiance, de la solitude. Le clip préfigure les œuvres sombres de HIStory (1995) : « Stranger in Moscow » et son errance sous la pluie, « They Don’t Care About Us » et sa rage contre l’injustice, « Earth Song » et son apocalypse écologique.
Le seuil de 1993
Après Dangerous, Jackson ne sera plus jamais tout à fait le même. Les accusations de 1993 achèveront de briser quelque chose en lui — ou du moins dans son rapport au monde. « Who Is It » se situe juste avant cette fracture, comme une prémonition.
Un autoportrait involontaire — et peut-être insupportable
Il y a quelque chose de profondément auto-révélateur dans ce clip. Jackson y joue un homme trahi, certes. Mais surtout un homme qui ne comprend pas. Qui découvre trop tard. Qui fuit plutôt que d’affronter. Qui reste seul dans sa tour d’ivoire pendant que la vie se déroule ailleurs.
Et c’est peut-être précisément ce miroir qui l’a fait fuir le tournage. Se voir ainsi — vulnérable, passif, abandonné — dans une esthétique froide qui ne laisse aucune échappatoire, aucun moonwalk pour détourner l’attention, aucune transformation spectaculaire pour reprendre le contrôle. Juste un homme seul dans une chambre, trahi par celle qu’il aimait.
Était-ce intentionnel de la part de Fincher ? Probablement pas entièrement. Mais les grandes œuvres échappent à leurs auteurs. Elles disent des vérités que la conscience préférerait taire. Et parfois, l’auteur lui-même ne supporte pas ce qu’il voit.
Ce que le clip dit de Jackson en 1992
« Who Is It » dit quelque chose de la condition jacksonienne à cette époque : un homme au sommet de tout, et pourtant incapable de toucher quiconque. Un homme entouré de millions de fans, et pourtant fondamentalement seul. Un homme qui cherche l’amour et ne trouve que des transactions.
Après « Who Is It » : la fin d’une époque

Après ce clip, Jackson produira encore des œuvres spectaculaires — « Scream » avec Janet, « You Are Not Alone », « Blood on the Dance Floor ». Mais quelque chose aura changé. L’innocence performative des années 1980 ne reviendra plus. La paranoïa, la défiance, la douleur imprégneront désormais chaque image.
En ce sens, « Who Is It » fonctionne comme un seuil. C’est le dernier clip de l’ère d’avant — avant les accusations, avant le procès, avant l’exil, avant les scandales en boucle. Et c’est le premier clip de l’ère d’après — celle où Jackson ne sera plus seulement une star, mais un mystère, une énigme, un symptôme de quelque chose que la culture pop ne sait pas nommer.
Conclusion : chef-d’œuvre mineur, œuvre majeure
« Who Is It » ne figure dans aucun palmarès des plus grands clips de tous les temps. Il n’a pas la puissance iconique de « Thriller », l’audace de « Bad », la perfection chorégraphique de « Smooth Criminal ». Il n’a même pas été vu par la majorité du public américain lors de sa sortie.
Et pourtant.
Il y a dans ce clip de sept minutes quelque chose que les blockbusters jacksoniens n’ont jamais atteint : une intimité. Une vulnérabilité. Un aveu, peut-être involontaire, de ce que signifiait être Michael Jackson en 1992 — l’homme le plus célèbre du monde, et peut-être le plus seul.
David Fincher, avant de devenir le cinéaste que l’on sait, a capté quelque chose ici. Une mélancolie urbaine. Une froideur qui dissimule une brûlure. Un homme qui regarde la pluie tomber et se demande qui l’a vraiment aimé.
Trente ans plus tard, la question reste ouverte. Elle résonne dans chaque plan de ce clip oublié, comme un écho venu d’une époque où Michael Jackson était encore vivant, encore incompris, encore en train de chercher ce que nous cherchons tous.
Quelqu’un qui reste.
Soyez le premier à commenter cet article !