The Jacksons – Torture : analyse et critique
Torture ou l’initiation des frères Jackson
Le clip Torture des Jacksons sort le 30 septembre 1984. C’est le second extrait de l’album Victory. Jackie Jackson l’écrit avec la compositrice Kathy Wakefield du label Motown. La vidéo sort en plein Victory Tour (6 juillet – 9 décembre 1984). À l’époque, les frères Jackson sont à un véritable croisement. Beaucoup s’appuyèrent d’ailleurs sur cet opus pour chercher des éléments de leurs vies secrètes, notamment concernant le membre le plus célèbre : Michael Jackson.
Le Victory Tour et The Jacksons dans l’ombre d’un Michael superstar
Presque deux ans auparavant, l’album Thriller connaît un succès mondial et amorce de grands changement dans la sphère audiovisuelle. Depuis sa première rhinoplastie en 1979, Michael a eu recours à plusieurs opérations de chirurgie esthétique. En 1984, il a le teint clair et le nez fin. Pour certains psychologues, ces changements sont d’ordre psychologique, psychosocial et historique et incarnent l’infériorisation de l’homme noir. Michael Jackson ne cessera de justifier que sa peau souffrait de vitiligo, ce qui sera confirmé lors de son autopsie le 26 juin 2009.
De son côté, Jermaine n’est pas remonté sur scène avec ses frères depuis qu’il a quitté The Jacksons en 1976. Son premier album solo, Dynamite, sort le 14 avril 1984. Il est certifié disque d’or en juillet 1984.
Le Victory Tour, c’est 55 concerts entre les Etats-Unis et le Canada, devant plus de deux millions de personnes. Bien que la tournée porte le nom de l’album éponyme, aucune chanson n’y figure. The Jacksons interprèteront des titres de Off The Wall, Thriller et des albums précédents du groupe, à la demande de Michael. La tournée rapportera environ 75 millions de dollars, ce qui sera LE record à l’époque.
En parallèle, lorsque le clip Torture sort, Michael Jackson est une superstar depuis 1982. Jermaine débute brillamment une carrière solo. Le reste de la fratrie tente d’exister dans l’ombre d’un King Of Pop naissant.
Torture, entre désaccords des frères Jackson et faillite de la société de production
En visionnant Torture, on a des réminiscences post Thriller ou de Somebody’s Watching Me de Rockwell. Torture illustre le paroxysme de la rupture amoureuse pour celui qui a encore des sentiments mais les visuels semblent raconter une autre histoire. Susan Baker, du Parents Music Resource, associait le vidéoclip à une relation sadomasochiste alors qu’il n’en était rien !
Ironiquement, Jeff Stein, le réalisateur du clip, déclare que se fut une expérience à la hauteur du titre. Un sentiment partagé par la majorité de la production. Non seulement les délais furent dépassés mais la société de production, Picture Music International, fut mise en faillite. En dernière minute, la chorégraphe Perri Lister fut remplacée par Paula Abdul, Laker Girl et petite amie de Jackie Jackson. Michael Jackson n’a pas participé au tournage du clip, avançant d’autres impératifs. Jermaine, mal à l’aise avec le projet, refusa d’apparaître dans la vidéo. Pour remplacer MJJ, la production utilisa une statue de cire exposée au musée Madame Tussauds à Nashville.
Maintenons que nous en savons un peu plus sur le contexte dans lequel est sorti ce clip, revenons à son analyse. Il dure 6:19 et vous pouvez le visionnez sur la chaîne Vevo #TheJacksons.
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Un parcours initiatique vers la dissociation
Alors que Can You Feel It brille par son ambiance futuriste, ce clip se veut volontairement kitsch, préférant se concentrer sur son déroulement et sa symbolique. Fatalement, c’est ce qui lui sera reproché.
Le clip débute avec un symptôme de dépersonnalisation, un brouillard qu’on perçoit et entend brièvement. C’est alors que s’engage le parcours initiatique de Jackie Jackson : il se trouve à l’orée d’un chemin rappelant la route de la brique jaune du magicien d’Oz. Cette référence au chemin d’or et au roman de Lyman Frank Baum a de nombreuses significations occultes qui se sont tissées dans l’histoire.
L’aîné des frères Jackson porte des lunettes de soleil noires très opaques. Le fait qu’il dissimule ses yeux peut signifier qu’il protège une partie de son être, bien que plus tard on observe que tous ses frères en portent aussi. Dans le réel ou la symbolique, porter des lunettes révèle un trouble dans la perception du monde extérieur. On ne peut saisir ce qui devrait être vu.
Derrière ces verres teintés de noir, un souffle lumineux projette des yeux grands ouverts, sans doute clairvoyants. Serait-ce un revirement, un changement d’état émotionnel ? S’ensuit un gros plan sur le chemin, son ciel astral… Soudain survient un feu d’artifice. Littéralement, oui. Et là : changement de décor.
Sans le savoir, Jackie avance vers de nombreuses situations de torture psychologique. La caméra effectue un gros plan sur ses jambes. En arrière-plan, plusieurs silhouettes féminines affublées d’une longue crête blanche et avec des ongles acérés couleur sang dansent en rythme. Elle sont sans doute esclaves de ce lieu de dissociation et du rythme, comme en témoignent les menottes qu’elles portent.
Alors que Jackie s’avance vers elles, deux visages noirs apparaissent en gros plan face au spectateur avant de disparaître. Le fait qu’ils regardent dans notre direction révèle peut-être l’omniscience d’un spectateur au-dessus du spectateur. Ces visages de l’ombre, à l’image des danseuses, ont d’énormes yeux entourés d’un voile argenté mais ils ne possèdent ni corps ni chaînes.
N’oublions pas que Torture, c’est aussi des éléments volontairement kitsch, parfois un peu trop même. Pour s’en rendre compte, faisons un petit focus sur les autres frères Jackson. Tito s’éclate avec une guitare électrique en forme d’étoile qui projette des lumières de Noël. Ne manquez pas non plus son t-shirt emprunté dans le dressing de Flash. Il est suivi d’un petit déhanché de Randy keytar en main. Marlon aussi livre un déhanché dont lui seul a le secret, avant de se faire attaquer par les danseuses. En avaient-elles trop vu ?
Les frères Jackson sont résolument kitsch et ils l’assument !
Le temple, l’œil, la demoiselle en détresse… une allégorie de traumatismes successifs
Revenons sur les éléments les plus importants. Derrière cette entrée de la fratrie, on voit un personnage désigner Jackie. Son visage fragmenté renvoie au traumatisme du moi des individus à la personnalité fractionnée et sous contrôle.
Jackie se trouve à l’entrée d’un temple. Sur chacun des côtés se trouvent deux piliers. Plus haut, on remarque un globe oculaire rouge visiblement inspiré de l’œil d’Horus, précurseur de l’œil qui sait tout et observe tout. C’est un symbole populaire et souvent utilisé sous diverses formes. On le retrouve dans l’industrie vidéo-ludique, dans l’étude et l’analyse des sociétés secrètes, et dans la critique des théories du complot.
En face du gardien du temple, Jackie découvre un homme au sourire greffé, autre marque traumatique. Celui-ci a l’allure inquiétante d’un mauvais magicien de kermesse. Il projette Jackie sous une trappe. Dans ces profondeurs, un autre œil dans l’œil le sonde. Juste après, il se retrouve littéralement collé à des dizaines d’yeux. Alors qu’il essaie de leur échapper en vain, un œil s’ouvre dans sa paume, résultat de ses traumatismes successifs.
Vient ensuite le refrain :
Baby, ’cause you cut me like a knife
Without your love in my life
Alone I walk in the night
‘Cause I just can’t stop this feelin’
It’s torture
It’s torture
It’s torture
Plus loin, l’artiste aperçoit ses frères. Il souhaite les rejoindre mais un mur électrique rétro kitsch l’en empêche. On continue de le suivre. Il s’enfonce plus loin dans ces dédales, accompagné par la voix légère à 4 octaves de son frère Michael Jackson. Une autre épreuve se présente : une jeune femme lui envoie des appels de détresse. Elle se trouve à côté d’une obélisque surmontée d’un autre globe oculaire.
Alors que les frères progressent un peu plus dans un lieu où ils sont constamment observés, on constate, lorsqu’ils retirent leurs lunettes, qu’ils n’ont pas d’yeux !
Jackie s’empresse de secourir cette demoiselle mais de nombreux pièges entravent sa route. Cette situation rappelle le parcours initiatique de Bimbo. Le personnage était contraint de se conformer aux attentes de l’ordre Koo-Koo-Ma-Hatcha. En récompense, il devint le soupirant de Betty Boop.
Jackie, lui, aura une tout autre récompense. La femme n’était pas réellement en danger. Elle revêt un second visage avec plusieurs accessoires dont un masque en côte de maille et un fouet. À son tour, elle propulse Jackie à un autre niveau de profondeur. Il se retrouve pris au piège dans une gigantesque toile d’araignée. Dépecé symboliquement, il devient un squelette qui s’anime à la demande, ou plutôt aux coups de fouet.
De leur côté, Tito, Marlon et Randy dansent avec des femmes aux visages mutiques vêtues de blanc. Elles contrastent totalement avec les danseuses précédentes. Impossible de savoir si ce sont les même femmes vues sous l’angle traumatique des frères Jackson.
Le clip se termine entre trois scènes : la toile gigantesque qui retient Jackie, les frères Jackson devenus des squelettes contrôlés par les émissaires d’un œil omniscient et chacun des frères qui brise symboliquement son miroir. Ce geste est loin d’être anodin. En effet, il indique qu’ils ont atteint leur point de rupture et qu’ils sont prêts à passer de l’autre côté d’un monde intérieur pour échapper à toutes ces douleurs. Un éclair surgit alors et entrouvre une brèche vers le monde réel.
Une production avant-gardiste mais boudée de son temps
Torture n’aura pas vraiment le succès attendu. Il recevra un accueil critique assez difficile. Certains fans seront encore plus durs à cause de l’absence de Jermaine et de Michael Jackson. Aujourd’hui, on constate que c’est l’archétype du clip moderne. Il interpelle avec des scènes fortes, souvent à double sens, et est empreint de symbolisme. On se demande si les frères Jackson ont utilisé la voie artistique pour nommer un mal qu’ils n’auraient pas pu désigner autrement.
Paradoxalement, Michael Jackson, qui ne souhaitait pas apparaître dans le clip, est celui qui a le plus souffert de son exposition médiatique, celle-là même qui le consumera à petit feu.
Aujourd’hui, de nombreux artistes reprennent ces codes. Dans son clip Chandelier acclamé par la critique, Sia dépeint elle aussi un état de tension mentale avec une mise en scène imprégnée de symbolisme.