Cinéma

La Marseillaise des ivrognes de Pablo Gil Rituerto

Un documentaire sensoriel sur l’histoire étouffée des chants de résistance

Avec La Marseillaise des ivrognes, Pablo Gil Rituerto entreprend un travail rare : retracer le voyage clandestin de jeunes musiciens italiens venus recueillir en 1961 les chants populaires interdits sous le franquisme. Le résultat est un film à la fois historique et auditif, tissé de souvenirs, de silences, et d’un territoire rural espagnol encore marqué par une mémoire à peine cicatrisée.

Ce documentaire traverse les époques sans les opposer, en créant un dialogue entre les archives sonores du passé et les témoignages visuels du présent. Il ne cherche pas à imposer un point de vue, mais à laisser émerger ce que l’histoire officielle a trop souvent tu.

Pablo Gil Rituerto : un héritier du regard contemplatif

Né à Madrid en 1983, Pablo Gil Rituerto a suivi un parcours de monteur et postproducteur, avant de collaborer avec des cinéastes marquants du cinéma documentaire espagnol, comme José Luis Guerín ou Isaki Lacuesta. Son approche privilégie la durée, la matière sonore, et le respect du réel.
La Marseillaise des ivrognes est son premier long métrage en tant que réalisateur, mais il témoigne déjà d’un style affirmé : patient, sensoriel, et structuré par une forme de pudeur politique.

Une archéologie sonore de la résistance

Le film suit une équipe contemporaine qui refait le trajet de Cantacronache, un collectif d’ethnomusicologues italiens qui, en 1961, ont collecté des chants révolutionnaires en Espagne, au péril de leur liberté.

La Marseillaise des ivrognes de Pablo Gil Rituerto
La Marseillaise des ivrognes de Pablo Gil Rituerto (2025)


Ces chants, transmis oralement, sont autant de fragments de lutte, conservés par des paysans, des mineurs, des femmes, parfois oubliés d’eux-mêmes. Rituerto recompose cette cartographie invisible, en s’appuyant sur les enregistrements originaux et les lieux où ces voix ont surgi.

Le récit ne suit pas une trame classique : il avance par strates, par échos, refusant toute dramatisation. Cette approche sensible permet de redonner une dignité pleine à ces voix marginalisées, sans jamais tomber dans l’illustration.

Une œuvre sans acteurs, mais pleine de présences

Le film ne repose sur aucune performance fictionnelle. Les voix enregistrées, les visages actuels et les paysages sonores suffisent à construire la matière du récit.
La musique de Lina Bautista et la création sonore de Laia Casanovas agissent comme des liants émotionnels, accompagnant les silences, structurant l’écoute. Cette conception sonore raffinée évite les effets appuyés et maintient le spectateur dans une posture active, attentive.

La Marseillaise des ivrognes de Pablo Gil Rituerto
La Marseillaise des ivrognes de Pablo Gil Rituerto (2025)

Ce que le film transmet : une géographie de l’émotion retenue

Le sentiment dominant, en sortant de la salle, n’est ni euphorie ni mélancolie. C’est un mélange d’admirative sobriété et de méditation sur l’effacement. Le film nous confronte à une mémoire non spectaculaire, transmise de bouche en bouche, hors des livres d’histoire.

On y perçoit une volonté de réparation, mais sans pathos ni didactisme. Il ne s’agit pas de dénoncer, mais de faire entendre, de faire résonner. Cette posture rare donne au film sa force de rémanence.

Les limites d’un parti pris exigeant

Ce choix radical de l’effacement – pas de voix off, pas d’acteurs, pas de narration traditionnelle – bien qu’en cohérence avec la démarche, peut aussi engendrer une forme de distance.
Le spectateur non initié au documentaire sensoriel ou ethnographique risque d’y trouver un manque de repères narratifs. Certaines séquences s’étirent, certains silences persistent, au risque d’émousser l’attention.

La Marseillaise des ivrognes de Pablo Gil Rituerto
La Marseillaise des ivrognes de Pablo Gil Rituerto (2025)

De même, la structure fragmentée, assumée comme un palimpseste, demande une implication constante. Il n’y a aucun didactisme, aucune balise explicative pour aider à “entrer” dans l’histoire. Ce choix est esthétiquement défendable, mais il restreint l’accessibilité du film à un public plus averti.

Conclusion : une œuvre de transmission rigoureuse

La Marseillaise des ivrognes est un film qui refuse le spectaculaire, mais dont la rigueur artistique et éthique en fait un objet rare dans le paysage documentaire.
Pablo Gil Rituerto y déploie un regard posé, patient, qui rend hommage à des voix enfouies et à un territoire sonore blessé.
Ce film n’a pas vocation à plaire à tous : il exige qu’on l’écoute autant qu’on le regarde. Mais ceux qui acceptent cette écoute repartent avec le sentiment d’avoir traversé un territoire de mémoire, où chaque chant sauvé devient un acte de justice.

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