À l’est de Shanghaï (1931) – Rich and Strange : Hitchcock démonte l’illusion du couple en voyage
Avec À l’est de Shanghaï (Rich and Strange), Alfred Hitchcock signe en 1931 un film inclassable, hybride, où la comédie de mœurs, la satire sociale et une recherche formelle audacieuse se mêlent pour donner naissance à une œuvre singulière. En adaptant librement un roman de Dale Collins, Hitchcock s’intéresse moins au dépaysement géographique qu’à l’effondrement intérieur du couple, mis à l’épreuve par le fantasme de l’ailleurs.
Un couple en quête de sens, dérouté par le monde
Fred et Emily Hill vivent dans un Londres terne, englués dans une routine conjugale sans éclat. Un héritage leur donne les moyens de partir en croisière à travers le monde. Ce qui s’annonçait comme une fuite romantique devient rapidement un miroir de leurs frustrations. Fred, désorienté, s’éprend d’une passagère mondaine ; Emily, laissée à elle-même, se rapproche d’un homme plus mûr, plus stable. Mais ni l’un ni l’autre ne trouve ce qu’il cherchait.
Hitchcock décrit avec acuité la désillusion des classes moyennes face à leurs rêves d’exotisme, et démontre que l’éloignement géographique ne résout jamais les failles affectives profondes.
Des interprètes précis, portés par une direction subtile
Henry Kendall, dans le rôle de Fred, campe un personnage à la fois comique et tragique. Il incarne ce mari immobile dans un monde en mouvement, incapable de comprendre ce qui lui arrive. Son jeu se construit sur de petits gestes, des regards perdus, des mouvements désynchronisés, traduisant l’inadéquation permanente.
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Joan Barry, dans le rôle d’Emily, est d’une justesse discrète. Elle n’est ni victime, ni séductrice, mais une femme lucide, qui sent son couple vaciller sans savoir comment le redresser. Elle porte une mélancolie silencieuse, rendue d’autant plus forte par l’économie de son jeu.
Le casting secondaire, notamment Betty Amann dans le rôle de la “princesse”, apporte au film une touche d’ironie cruelle : l’exotisme attendu n’est qu’un masque, et le rêve de changement devient un révélateur de médiocrité.
Une mise en scène expérimentale, entre modernité et ironie
À l’est de Shanghaï est un terrain d’expérimentation pour Hitchcock. Le film, tourné à une époque de transition entre muet et parlant, joue sur les deux registres. L’ouverture, entièrement muette, est une leçon de rythme visuel, où la monotonie du quotidien londonien est traduite sans un mot, avec une précision de montage remarquable.
Hitchcock insère des intertitres humoristiques, joue sur des fondus symboliques, des cadrages expressifs, et même des effets de superposition visuelle pour souligner l’absurdité des situations. Ce n’est pas un film spectaculaire, mais un film minutieux, où chaque plan semble interroger le désir des personnages plutôt que leur trajectoire.
Un regard désenchanté sur les promesses de l’évasion
Le véritable sujet du film, ce n’est pas le voyage, mais l’échec du voyage comme solution. Hitchcock montre que l’exotisme est souvent une illusion de classe : le rêve de l’ailleurs ne change rien quand les fondations du couple sont fragiles. La croisière, présentée comme un passage initiatique, n’offre aucun salut, seulement une révélation brutale.
Fred et Emily ne reviennent pas transformés. Ils reviennent épuisés, vidés, comme s’ils avaient traversé un théâtre d’ombres. L’amour n’est pas restauré : il est simplement sauvé de justesse, par résignation plus que par élan.
En sortant de la salle
Le spectateur quitte À l’est de Shanghaï avec une impression paradoxale : celle d’avoir vu une comédie douce-amère déguisée en aventure romantique. Il y a de la drôlerie, parfois involontaire, mais surtout une lucidité froide sur les attentes bourgeoises face à la vie. Ce que Hitchcock propose ici, c’est une sorte de laboratoire sentimental, où chaque faux pas devient une vérité révélée.
Conclusion
Souvent négligé dans l’œuvre de Hitchcock, À l’est de Shanghaï mérite d’être redécouvert pour ce qu’il est : un exercice de style libre, intelligent, parfois cruel, mais toujours sincère. Il révèle un réalisateur prêt à tordre les genres, à démasquer les simulacres de bonheur, et à interroger, déjà, les apparences derrière les sourires. Ce n’est pas encore le maître du suspense, mais c’est déjà le cartographe des illusions perdues.